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Mai 68 raconté par ceux qui l’ont vécu... (1)
Publié le 12 juin 2018 à 21h20 - Mis à jour le 13 juin 2018 à 12h33
Jean-Pierre Guéguen, alors en formation de dessinateur au bureau d’études à Renault Billancourt, raconte la manifestation du 13 mai 1968, l’occupation de l’usine et les heurts avec les « staliniens », la reprise et la fin du costume et du pointage obligatoires...
Petits souvenirs
Je suis entré chez Renault en 1966, au département 37 outillage dans l’île Seguin, comme ajusteur outilleur et syndiqué à la CGT après une période d’essai. Comme je suis tombé malade et qu’il a fallu que je fasse une conversion professionnelle, j’étais pendant les événements de mai 68, détaché du département 37 qui continuait de me payer, au bureau d’études, dans la section formation Renault. Tous les jeunes dessinateurs commençaient dans ce service pour apprendre les normes Renault et visiter les différentes usines de fabrication.
Je devais passer le CAP de dessinateur le 13 mai. Ce jour-là, il y avait grève générale. Je ne savais pas trop quoi faire, mais il était plus raisonnable pour la suite de mon travail au bureau d’études d’y aller. L’épreuve de CAP se tenait chez Citroën, quai de Javel. Nous étions deux du bureau d’études Renault, à passer le CAP. Arrivés quai de Javel, les portes étaient fermées et le gardien nous a dit que, vu les circonstances les épreuves étaient reportées ultérieurement. Nous sommes retournés à Billancourt et avons constaté que les bureaux étaient vide ou presque. Notre chef était là et nous a dit de nous mettre au travail. Puisque tout le monde était parti à la grève générale, je décidais de rentrer à la maison et de rejoindre la manif avec ma femme. Nous avons retrouvé des copains et mon frère dans le cortège Renault. Mon frère avait garé sa voiture pas loin de la fin de la manifestation et nous sommes rentrés à Billancourt où nous habitions.
Nous avons déposé ma femme et les copains et sommes partis chercher une place pour garer la voiture. Au moment où nous la quittons, une explosion due au changement de gaz de ville se produisit. Toute une vitrine s’écroulait sur la voiture. Le feu se déclara à l’intérieur de la boutique et nous entendions des cris. Entre-temps les copains avaient entendu l’explosion et prévenu la police et les pompiers. Alors que nous avions crié toute la journée « CRS-SS » nous étions en train d’aider les flics à sortir le blessé des décombres. Un flic a fait le constat pour la voiture de mon frère. Il manquait une aile à sa voiture, suite à un accrochage quelques semaines plus tôt et il n’avait pas eu le temps de la remplacer. Le flic a écrit sur le constat que l’aile avait été pulvérisée et que l’on ne la trouvait pas. Quelques mois plus tard, après la reprise du travail, l’aile lui a été remboursée.
Le 14, l’ambiance n’était pas au travail à l’usine. Les métallos de Sud Aviation occupaient leur établissement. Le 15, après un débrayage dans la matinée, les ouvriers de Cléon décidaient de ne pas reprendre le travail. Je reçois une convocation pour passer le CAP, de nouveau quai de Javel, le 16. Le soir, je vois un copain lycéen de Buffon et je lui demande : « Qu’est-ce que vous foutez ? On vous attend chez Renault. » Le 16, des bruits couraient que Cléon était en grève, suivi par Flins et Le Mans ; il ne manquait que Billancourt pour déclencher la grève générale. Je vais donc passer l’épreuve durant laquelle il y avait une drôle d’ambiance, car chez Citroën aussi des mouvements de grèves se produisaient.
L’occupation de l’usine de Billancourt
Arrivé chez moi, j’entends à la radio que Billancourt est occupé. Nous fonçons place Nationale. Effectivement, la porte est fermée et gardée par de jeunes grévistes. A ce moment-là, la CGT n’a pas encore mis la main sur la grève. Pendant ce temps mon copain de Buffon qui organisait des manifestations au Quartier Latin explique à Henri Weber (alors militant de la jeunesse communiste révolutionnaire) : « Tu sais, on nous attend chez Renault. » La manif compacte démarre immédiatement vers Billancourt et débarque place Nationale.
Comme je l’ai dit plus haut les portes étaient fermées. Donc pas de contact entre les étudiant-es et les grévistes. Commencent quelques discussions entre étudiant-es et les grévistes en haut du mur. Une fille demande : « Vous avez faim ? » Réponse « Oui ». « Alors, descendez un panier ! » Le panier commence à tourner parmi les étudiants et étudiantes, mais il est vite bloqué par des « gros bras » CGT. Les dirigeants du comité d’entreprise et de la CGT arrivent et Halbeher, le secrétaire du syndicat, s’empare du micro. Ils débitent un discours insultant pendant des heures, sur les gauchistes et autres anarchistes. Entre-temps un cordon de gros bras s’est formé devant la porte. A chaque fois qu’un étudiant ou une étudiante veut prendre la parole, il y a un dirigeant CGT-PC pour prendre le micro : Silvain, Certano et de nouveau Halbeher. Cela dura tard dans la nuit. Bien entendu lorsque le panier fut remonté il n’y avait rien dedans. Je fus témoin du blocage du panier, mais devant les gros bras, il n’y a pas grand-chose à faire. Les étudiant-es sont partis découragés, mais prêts à revenir, ce qu’ils et elles ont fait plusieurs fois.
L’occupation s’organise, les entrées sont contrôlées : seul-es les salarié-es de Renault munis d’une carte de gréviste fournie par les syndicats peuvent entrer occuper l’usine. Dans un premier temps, la CGT a refusé de me faire une carte de gréviste, la section des bureaux disait que j’appartenais au département 37 et la section du département 37 disait que j’étais dans les bureaux. En réalité, la CGT connaissait mes liens avec le milieu trotskiste et cherchait à m’évincer. Finalement, soutenu par mes jeunes collègues, j’ai imposé ma présence y compris pour les nuits d’occupation.
Le 27 mai, lors de la prise de parole de Frachon et Séguy, nous étions 20 000 (puisque c’est le chiffre officiel de la CGT) à huer sur leur décision de faire reprendre le travail avec l’accord qu’ils venaient de signer. Et par un revirement, ils ont fait croire qu’ils nous conseillaient de poursuivre la grève. L’après-midi du 27 mai, nous partons pour Charléty. Comme nous avions manifesté du côté des Gobelins, en fin de matinée, nous faisons du stop. Il n’y avait pas beaucoup de voitures, l’essence manquait, une voiture - une DS - s’arrête. Un peu surpris, nous montons et disons que nous allons à Charléty. « Vous avez raison », nous dit l’homme au volant, tandis que la femme assise à côté de lui nous pose des questions sur les événements. Cela me rappelle que pendant toute cette période de grèves, des discussions naissaient spontanément dans les rues, sur les marchés, etc.
Pendant les jours d’occupation, ma vie dans l’usine n’était pas facile. Il fallait que je sois toujours avec mes copains du bureau d’études, car dès que j’étais seul, les staliniens s’en prenaient à moi en disant haut et fort que j’étais un étudiant entré dans l’usine pour « foutre le bordel ». J’ai participé à l’occupation de l’usine malgré ce problème. Un soir, nous sommes descendus sur le bout de l’île Seguin (côté île Saint-Germain). Ayant travaillé au 37-60 je connaissais le passage pour descendre sur la pointe où il y a une dizaine de peupliers. La porte n’a pas beaucoup résisté. Nous avons passé la nuit à surveiller la Seine car des bruits avaient couru que les CRS prendraient l’usine par le fleuve. Heureusement que nous avions prévu des ponchos, car la nuit fut fraîche et nous n’avons pas vu de CRS ce jour-là. Avec mes jeunes collègues, nous préférions le Quartier Latin et les débats de rues, aux activités dirigées par la CGT-PC (concert de Jean Ferrat et autres tournois de ping-pong).
Changement de costume…
La grève allait vers la fin. Petit à petit les usines rouvraient, et chez Renault cela n’a pas été simple. Nous ne pouvions pas reprendre le travail dans les mêmes conditions qu’avant ! Aussi, avec quelques camarades, nous avons décidé de ne plus venir en portant le « costume » infligé aux mensuels. Finies la chemise blanche et la cravate, finie la blouse blanche. Nous avons donc décidé de venir le lundi suivant en polo. Cela a jeté un froid parmi les vieux réactionnaires et la hiérarchie, mais a fait boule de neige, sauf dans le secteur des motoristes.
…et fin du pointage
La deuxième chose que l’on voulait faire était d’arrêter le pointage. Une minute de retard et cela faisait un quart d’heure de paye qui sautait. Le même jour que les polos, nous n’avons pas pointé. Dans la matinée, après le moment de surprise des polos, on nous a fait remarquer que l’on n’avait pas pointé, et qu’il fallait faire une lettre pour régulariser la chose. Un camarade dessinateur et moi, nous sommes retrouvés porte-parole auprès de la direction locale pour dire qu’à partir de ce jour nous ne pointions plus. Panique générale, mais que font les syndicats ? Lucien Fontaine le délégué CGT du secteur, est appelé pour essayer de faire comprendre que cela ne se fait pas, qu’avant toute décision il doit y avoir négociation avec la direction, que l’idée de ne plus pointer est peut-être bonne, mais il faut en discuter et qu’en attendant il faut pointer. Loin d’accepter sa proposition, nous faisons de la propagande contre le pointage.
Je préviens ma belle-mère qui travaille à l’après-vente pour qu’elle lance l’idée chez elle. De même, j’en parle à mon frère qui est stagiaire au service métrologie afin qu’il propage ce qui se passe au BE. Bref, le lendemain, dans tous les services, nombreux sont ceux et celles qui ne pointent plus. Dans un premier temps, la direction annonce que les personnes qui n’ont pas pointé ne seront pas payées. Cela ne change rien, au contraire cela accentue le mouvement. Après quelques jours la direction propose aux organisations syndicales d’ouvrir la discussion sur ce problème. Les syndicats mettent en avant le paiement des heures de grève pour essayer de faire oublier la discussion sur le problème du pointage et demande que celui-ci reprenne. Peine perdue, ils sont bien obligés de l’accepter et, fin juin, le pointage est supprimé. Il n’aura fallu que quelques personnes bien décidées pour faire plier la direction et obliger les syndicats à prendre en compte le problème du pointage dans les revendications.
Jean-Pierre Guéguen – février 1999