Financement des retraites : le coup de la panne

Publié le 9 septembre 2019 à 15h24 - Mis à jour le 22 décembre 2019 à 9h16

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En 2019, les exonérations de cotisations sociales employeurs représentent 59 milliards de manque à gagner, de quoi financer largement le système des retraites. Mais pourquoi cette solution n’est-elle jamais ou si peu évoquée ?


Vive la cotisation !

Par Stéphanie Treillet, maître de conférences en économie, chercheure au Centre d’économie de l’Université Paris-Nord (CEPN) et membre des Économistes Atterrés - 30/03/2019

 
Depuis plusieurs années, la cotisation sociale est mise en cause non seulement par le patronat mais aussi par les gouvernements successifs, ceux-ci allant jusqu’à proposer sa suppression. Deux catégories de mesures ont été adoptées : plusieurs vagues d’exonérations de cotisations sociales employeurs, et le basculement partiel de cotisations vers la CSG. En face, le mouvement social ne paraît pas toujours la défendre avec l’assurance qui serait nécessaire. La raison d’être et la nature de la cotisation font l’objet de confusions, dont témoigne, même s’il a suscité nombre de protestations de syndicalistes, économistes et responsables politiques de gauche, l’usage omniprésent et largement partagé du terme « charges sociales ».

Un marché de dupes

Le budget 2019 du gouvernement Macron-Philippe, en plus d’être un nouveau budget d’austérité (1), prétend répondre aux attentes des salarié-es sur leur pouvoir d’achat par un mécanisme particulièrement pervers : prendre sur une partie du salaire pour augmenter l’autre. Ce sont en effet les réductions (voire suppressions) de cotisations sociales qui sont censées permettre au salaire direct d’augmenter en un jeu de vases communicants.

Le budget 2018 et la LFSS 2018 ont déjà organisé la bascule du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en une diminution pérenne de 6 points des cotisations employeurs pour l’assurance-maladie jusqu’à 2,5 Smic, à laquelle s’est ajoutée à partir d’octobre 2018 une exonération de cotisations sociales d’assurance-chômage et de retraite complémentaire de 4 points au niveau du Smic. Le tout devant coûter à l’État une perte de recettes de 24,5 milliards d’euros au total en année pleine. La programmation budgétaire prévoyait aussi la bascule entre les cotisations salariales à l’assurance chômage et maladie et la CSG, au détriment notamment du pouvoir d’achat des retraité-es. Le budget 2019 prévoyait pour septembre l’exonération totale sur les heures supplémentaires et complémentaires des cotisations salariales aux régimes général et complémentaire de la retraite. Cette mesure a été avancée à janvier.

Ces mesures s’inscrivent dans une tendance de long terme à l’empilement, depuis le début des années 1990, des mesures d’exonérations de cotisations sociales patronales sur les bas salaires : 1993, exonération (dite « Balladur ») totale des cotisations familiales sur les salaires au voisinage du Smic ; 1995, diminution des cotisations maladie ; 1996, création de la  ristourne bas salaires (« Juppé ») qui fusionne ces deux dispositifs ; 1998, aides « Aubry   » pour les entreprises signant des accords de passage aux 35  heures ; 2003, allégements « Fillon » pour compenser la hausse du Smic horaire due à la réduction du temps de travail. Sous Hollande, le CICE coûte 20 milliards d’euros par an, auxquels s’ajoutent les 10 milliards annuels de baisses de cotisations patronales du Pacte de responsabilité. En 2019, les exonérations de cotisations sociales employeurs représentaient 59 milliards de manque à gagner, soit 2,5 % du PIB.

La nouveauté des mesures Macron est de s’en prendre aux cotisations salariales chômage. Le premier argument avancé par le gouvernement est la promesse de gains de pouvoir d’achat pour les salarié-es (+11,3 % de la rémunération brute des heures supplémentaires, 200 euros en moyenne par an et par salarié-e pour un coût de 2 milliards d’euros en année pleine). Cet argument entérine l’idée que, le relèvement du Smic étant exclu par principe, l’augmentation du pouvoir d’achat ne peut passer que par les baisses de cotisations salariales ; autrement dit, par une répartition différente de la masse salariale qui ne touche pas au partage salaire-profits mais sacrifie une partie du financement de la protection sociale.

On retrouve la même logique dans la soi-disant augmentation de 100 € du SMIC annoncée par Macron en réponse au mouvement des gilets jaunes : il s’agit de l’addition de la revalorisation de 1,5 % du SMIC prévue par la règle de calcul automatique (à l’exclusion donc de tout « coup de pouce »), d’une modification du calendrier de hausse de la prime d’activité, et là encore d’une baisse de cotisations sociales salariales pour un montant de 20 euros.

Dans le contexte du matraquage gouvernemental et médiatique autour du « ras-le-bol » fiscal, l’omniprésence du terme de « charges » a pour effet d’accréditer l’idée que les cotisations finançant la protection sociale en France (mais aussi dans la plupart des pays européens), seraient assimilables à des impôts amputant le revenu disponible des ménages.

Les thèmes mis en avant par les Gilets jaunes ravivent cette question. Dans la foulée de la contestation des « taxes » au début du mouvement, plusieurs listes de revendications émanant du mouvement ont mis en avant la diminution voire la suppression des « charges » sociales dites « patronales » comme « salariales ». Compte tenu de la composition hétérogène du mouvement, ces revendications ont pu être portées par des chefs d’entreprises ou des membres de professions indépendantes (artisans, commerçants) mais aussi reprises par des salarié-es, témoignant du fait qu’avec le temps, la désinformation et les contre-réformes successives, la raison d’être de la cotisation a été perdue de vue pour une grande partie de la population.

Les risques d’un oubli de l’Histoire

Les ordonnances du 4 octobre 1945 ont « institué une organisation de la Sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent ». Elles ont mis en place la Sécurité sociale, couvrant les risques maladie, maternité, invalidité, vieillesse, décès et accidents du travail, un système complété en 1958 par l’instauration de l’Unedic. La généralisation des cotisations obligatoires a permis d’étendre à l’ensemble des salarié-es des dispositifs datant pour une partie d’entre eux de 1930 et de la loi de 1932 sur les allocations familiales.

Comme dans d’autres pays d’Europe (Allemagne, Autriche, Belgique, etc.) le financement de la protection sociale après 1945 repose en France sur la socialisation d’une partie du salaire. Il alimente des caisses indépendantes du budget de l’État et gérées par les salarié-es, par l’intermédiaire des organisations syndicales. Cette histoire, qu’a récemment popularisée le film de Gilles Perret, La Sociale, à propos de l’assurance-maladie, reste encore largement occultée. Rappelons la spécificité de la France de 1945, celle d’un rapport de force largement favorable au mouvement ouvrier, que traduisait la place du Parti communiste dans la sphère politique, et celle de la CGT dans la construction des institutions de la Sécurité sociale (2). Rappelons aussi que jusqu’aux ordonnances, imposées par De Gaulle, qui ont instauré la parité avec les organisations patronales en 1967, les syndicats de salarié-es étaient majoritaires (aux deux-tiers) dans la gestion des caisses. L’ensemble du dispositif présente un lien consubstantiel au plein-emploi comme projet de société. Au lendemain de la Libération et au cours de la décennie 1950, ce plein-emploi est encore virtuel car largement masculin, mais il va se trouver conforté au cours de la décennie 1960 par la salarisation massive de la population active et sa féminisation, confirmant son caractère universel.

La cotisation sociale n’est donc pas un impôt, mais une part du salaire. Elle est constitutive du salaire dit super-brut (le « coût du travail » du point de vue des entreprises) ; son montant et son évolution contribuent donc à l’évolution de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Elle participe de la répartition primaire. C’est ainsi qu’en France, la diminution de dix points de la part des salaires dans la valeur ajoutée depuis le début des années 1980 est passée par la modération du salaire brut (dont l’évolution est souvent restée en deçà des gains de productivité), mais aussi par l’empilement des mesures d’exonérations des cotisations sociales patronales, conçues pour encourager la création d’emplois non qualifiés et le temps partiel.

La logique néolibérale de la fiscalisation

Les contre-réformes de la protection sociale de ces deux dernières décennies, en subordonnant son fonctionnement à des objectifs qui ne sont pas ceux pour lesquels elle a été créée (protéger la population du besoin et de l’insécurité sociale), dessinent une conception entrepreneuriale des assurances sociales. Le processus de fiscalisation du financement, conjointement avec la soumission aux critères marchands, participe de cette évolution.

En effet, malgré la volonté politique de diminuer la pression fiscale, notamment sur les patrimoines et les revenus du capital, l’orientation des gouvernements est depuis trente ans d’essayer de transférer vers l’impôt le financement de la protection sociale. En France, cela a pris la forme de l’instauration de la cotisation sociale généralisée (CSG) en 1991 qui, comme son nom de l’indique pas, est un impôt consacré initialement au financement de la branche famille, avant d’être étendu à la maladie et à la partie dite non-contributive de l’assurance vieillesse. Le recours à la CSG, en élargissant l’assiette du prélèvement à d’autres revenus, détache en partie le financement de la Sécurité sociale du salaire, et contribue à réduire le coût du travail. La hausse de la TVA, compensée par une baisse des cotisations sociales, a été dans le même sens début 2014. Plus indirectement, la place prise dans les politiques sociales par les minima sociaux et la CMU, prestations d’assistance gérées par l’État ou par les collectivités locales, va dans le même sens.

Selon l’approche économique dominante, la fiscalisation vise à empêcher que les cotisations ne nuisent à la compétitivité des entreprises ou ne viennent perturber le prix relatif des facteurs de production (travail par rapport au capital, travail non qualifié par rapport au travail qualifié). Une telle distorsion (appelée parfois « coin socio-fiscal » à l’instigation de l’OCDE) aurait pour effet de dissuader les chefs d’entreprise d’investir et d’embaucher (notamment des travailleurs non qualifiés), et de désinciter au travail, d’où l’injonction à « faire que le travail paie ». Le document d’accompagnement du LFSS 2019, conformément à cette logique, prévoit « d’encourager le travail pour qu’il soit toujours payant » et « que ceux qui travaillent perçoivent une rémunération juste au regard de leurs efforts ».

Le problème est que ces assertions de la théorie économique standard n’ont jamais été vérifiées empiriquement. Aucune étude n’a pu faire la preuve de l’efficacité de vingt-cinq ans de baisse des cotisations sur les créations d’emplois, surtout au regard de leur coût exorbitant. Celui-ci est ainsi estimé à 200 000 euros par emploi créé pour le CICE, sans prendre en compte les effets récessifs du financement de la mesure. Ont essentiellement joué des effets d’aubaine (les entreprises ont bénéficié d’exonérations de cotisations pour des emplois qu’elles auraient de toute façon créés) et surtout des effets de substitution (elles ont été incitées à remplacer des emplois relativement stables et correctement rémunérés par des emplois précaires et à bas salaires, contribuant à alimenter la précarité et la pauvreté laborieuse). La suppression des cotisations sur les heures supplémentaires et complémentaires a quant à elle un effet destructeur sur l’emploi (de l’ordre de 19 000 emplois à l’horizon 2022 selon les calculs de l’OFCE (3)). La recherche à tout prix d’une compétitivité-coût sur la base de l’incitation à la création d’emplois à bas salaires enferme l’économie dans une trappe à faible qualification et faible intensité technologique.

La logique fondamentale de la fiscalisation de la protection sociale consiste à exonérer les entreprises du coût de la reproduction de la force de travail, sans bénéfice aucun ni pour l’investissement et la croissance, ni pour l’emploi. La thèse selon laquelle la Sécurité sociale, ayant vocation à être universelle, devrait s’affranchir de son assise salariale en mettant à contribution l’ensemble de la population (et pas seulement les salarié-es) a été largement répandue depuis le plan Juppé en 1995. En ce qui concerne la couverture des risques sociaux, derrière une apparente justice fiscale, cette fiscalisation comporte un risque pour les salarié-es de « lâcher la proie pour l’ombre » (4), en rapprochant le modèle français des modèles libéraux anglo-saxons qui misent sur des dispositifs d’assistance parcimonieux et ciblés, au détriment d’une sécurisation véritable de l’existence.

Le piège de la budgétisation

Le processus de fiscalisation rampante se traduit par une amputation des ressources propres de la protection sociale ayant pour effet leur budgétisation croissante. La création en 1995 d’une loi de financement de la Sécurité sociale (LFFS), votée chaque année par le Parlement, assortie d’un objectif de dépenses, rendu impératif par la loi de 2004, transfère les pouvoirs de décision vers l’État, qu’il s’agisse des recettes ou des dépenses. Les caisses d’assurance maladie ou de retraite sont ainsi tenues de prendre des mesures de baisse des dépenses dès que le comité d’alerte constate une dérive. Bien qu’en principe gérées paritairement, elles perdent dans certains cas leur autonomie de décision. La définition d’un taux de cotisation ou de la CSG relève de moins en moins des partenaires sociaux et de plus en plus de l’État.

Les dispositifs de compensation par le budget de l’État liés aux mesures successives d’exonération des cotisations patronales ont contribué à la budgétisation. Toutefois cette compensation est désormais remise en cause, le gouvernement justifiant ce changement par le retour de la Sécurité sociale à un excédent, après plusieurs années de déficit. Dès 2019, cela représentera une perte de de 3 milliards d’euros. Il est donc à craindre que l’ajustement se fasse maintenant sur les prestations.

Les salarié-es ne prennent pas toujours conscience des enjeux de ce processus. L’éloignement progressif des syndicats de la gestion des caisses, l’abandon depuis 1982 des élections à la Sécurité sociale, ont contribué à une forme d’invisibilisation. La budgétisation croissante n’en comporte pas moins le risque de subordonner chaque année un peu plus les objectifs de la protection sociale à des impératifs budgétaires. Le modèle social français est loin du démantèlement car les cotisations sociales résistent malgré tout. En 2017, leur montant représentait encore près de 60 % de la masse du salaire net total. Mais il est urgent de les défendre.

 
Stéphanie Treillet - 30/03/2019

 
(1) Cf. les notes des Économistes atterrés « 2018 : un budget de classe », A. Eydoux, M. Lainé, P. Légé, C. Ramaux, H. Sterdyniak et « Budget 2019 : l’impasse », N. Coutinet, A. Eydoux, C. Ramaux, H. Sterdyniak. Cliquer ici pour reprendre la lecture de l’article...

(2) Bernard Friot a mis en lumière (dans Puissances du salariat, emploi et protection sociale à la française, La Dispute, 1998) la nature spécifique de la cotisation comme partie intégrante du salaire dans l’histoire de la protection sociale en France et son lien avec la construction de l’ensemble des institutions du salariat (salaire minimum, statut de la fonction publique, conventions collectives). Il l’oppose au dispositif qu’il nomme couple fiscalité – épargne, présent notamment dans les pays anglo-saxons. Il a depuis radicalisé son propos, passant de l’éloge (bienvenu) de la cotisation à l’idée qu’elle paie le supposé travail productif des retraités (ce qui ouvre d’autres discussions dépassant le cadre de cette note). Cliquer ici pour reprendre la lecture de l’article...

(3) E. Heyer, « Quel impact doit-on attendre de l’exonération des heures supplémentaires ? », Policy brief, OFCE, n° 23, 8 juillet 2017. Cliquer ici pour reprendre la lecture de l’article...

(4) M. Husson, « Financement de la protection sociale : ne pas lâcher la proie pour l’ombre », Collectif n° 27, juillet 1995. Cliquer ici pour reprendre la lecture de l’article...


 


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